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2.5 Morphologie des Favelas : Sous ce titre, j'aborderai les différentes formes que peuvent prendre les favelas et comment, selon les régions, elles s'organisent dans ou autour des villes. Il doit exister probablement plus de 200.000 favelas réparties à travers le monde et dont la population varie entre quelques centaines à plus d'un million d'habitants. Les mégafavelas, plus d'un million d'habitants, surgissent quand les quartiers pauvres et les communautés de squatteurs se fondent en une ceinture continue d'habitations informelles, en général en périphérie des villes. La ville de Mexico, par exemple, a estimé, en 1992 que 6,6 millions de citadins vivaient dans des habitations précaires agglutinées sur une superficie de 348 kilomètres carré - ce qui correspond quasiment à deux fois la densité de la ville de New York. De la même manière, la majorité des pauvres de Lima vivent dans trois conos périphériques qui partent depuis le centre de la ville.
En Asie du sud, au contraire, on rencontre plutôt des myriades de favelas de dimensions plus petites qui se répartissent dans tout le tissu urbain. Les thika bustees par exemple, sont des agglomérations de 5 maisonnettes - d'une superficie de 45 mètres carrés, occupées chacune par 13 personnes en moyenne. Il en existe des milliers, disséminées un peu partout dans toute la ville de Calcutta.
Quelle que soit la dimension des favelas, ces communautés d'habitations polyformes répondent chacune aux contraintes que rencontrent les pauvres pour se loger. Ils doivent jongler avec le coût de l'habitation, la garantie de leur bien immobilier, la qualité de l'abri, la distance au travail et la sécurité du lieu. Pour quelques uns, la proximité du travail, une station de bus ou un marché public, est plus important qu'un toit. D'autres choisiront des terrains quasiment gratuits, en périphérie, même s'ils doivent assumer des frais de transport extrêmement lourds.
Dans une recherche sur les pauvres du Caire, Ahmed Soliman décrit quatre principales stratégies d'habitation:
Ces stratégies d'habitation peuvent être divisées en deux tendances que l'on retrouve dans l'urbanisation « classique » des villes occidentales:
Dans les pays du Sud, cette division n'est pas aussi marquée. On trouve un mélange des deux, où entre un cinquième et un tiers des Favelas se trouvent à l'intérieur ou proche du centre urbain tandis que le reste est en périphérie.
Tableau 1 (Davis, 2006)
Cette distinction est utilisée par Mike Davis pour amorcer une classification générale des formats que peut prendre l'habitat des pauvres.
Tableau 2 (Davis, 2006)
Au centre ville, le premier réflexe des pauvres est de profiter des ressources existantes, non utilisées. C'est ainsi qu'au sein des anciennes cités coloniales, on trouve souvent un parc immobilier déserté par la classe aisée et surpeuplé aujourd'hui par les déshérités. Les quartiers historiques de la Havane et de Panama en sont de bons exemples. Un autre exemple étonnant de réutilisation des structures existantes est l'occupation des sépultures mameloukes par plus d'un million de pauvres égyptiens du Caire.
La forte demande de logements bon marchés pousse les propriétaires fonciers à construire des blocs d'habitations souvent insalubres et destinés à la location. Les chawl de Mumbai sont représentatifs, avec une pièce louée à une famille de cinq à six personnes environ et une seule salle d'eau pour les six familles du bloc.
A Hong Kong, 250'000 personnes vivent dans des dépendances illégales, sur les toits ou dans des anciens puits de ventilation, situées au centre des bâtiments.
A Phnom Penh, un habitant sur dix dort sur les toits de la ville, comme 1,5 millions de Cairotes.
Et finalement, c'est dans les rues des centres villes qu'on retrouve les derniers pauvres, ils seraient 1 million à Mumbai et 100.000 à Los Angeles. Et pourtant, il faut savoir que vivre dans la rue est rarement gratuit. Comme le note Erhard Berner dans son article « Learning from Informal Markets » « même les habitants des trottoirs d'Inde et des Philippines doivent payer des taxes régulières à la police ou à la mafia ».
Cependant la densification urbaine des pauvres au centre ville est un phénomène secondaire proportionnellement à l'extraordinaire étalement urbain que l'on rencontre dans les pays du Sud. La périphérie est le lieu principal de l'expansion urbaine des plus déshérités. La distance par rapport au centre et l'absence d'infrastructures publiques freinent la spéculation immobilière et offrent ainsi des opportunités pour les plus démunis. Dans la plupart des pays du Sud, cette urbanisation périphérique se réalise sous deux formes principales, soit on assiste à une invasion du terrain en toute illégalité, soit le propriétaire du sol vend des parcelles sans avoir d'autorisation officielle de construire.
L'appropriation des terrains se réalise selon deux scénarios distincts :
Brasilia Temosa (Brasilia obstinée) est une favela de Recife qui illustre bien l'invasion violente. Après la première occupation du territoire par la communauté, la lutte avec les forces de l'ordre commença. Mais les baraques rasées le jour par les bulldozers repoussaient systématiquement la nuit. Finalement cette lutte d'usure eut raison des pouvoirs publics qui se résignèrent à laisser les habitants de « Brasila l'obstinée » en paix.
Le second type d'invasion se produit plutôt par l'occupation, sans confrontation, d'interstices ou de terrains marginaux. Comme le long d'un voie ferrée ou les bords d'une rivière polluée. Les habitations palaffites situées le long de la rivière Capibaribe à Recife, en sont un autre exemple.
Cette extraordinaire demande de terrain à construire amène aussi ce qu'on appelle « l'urbanisation pirate ». On peut y voir une sorte de récupération de ce gigantesque « marché » par des promoteurs privés. Ceux-ci mettent en place une « pré-urbanisation de leurs terrains », tracés de routes et pose de canalisations, sur des zones non constructibles puis vendent les parcelles aux personnes intéressées. De la sorte le prix de ces parcelles sous-équipées est suffisamment bas pour correspondre au pouvoir d'achat des pauvres. L'avantage principal est que l'occupant devient propriétaire et n'a donc plus de risque d'expulsion. Il lui reste à résister aux pressions des pouvoirs publics qui se matérialisent principalement par l' absence d'accès aux infrastructures de base.
Morphologiquement, une urbanisation pirate est construite selon une trame orthogonale tandis que les invasions ont des formes beaucoup plus chaotiques.
Bien que les protagonistes de ces différents processus d'invasion plus ou moins légaux soient les résidants de ces favelas, il ne faut pas sous estimer qu'une grande partie des habitants de ces quartiers ne sont que des locataires.
Cette distinction entre propriétaire et locataire est un attribut important qui structure la hiérarchie sociale au sein des favelas. Pour les détenteurs d'un droit informel ou formel sur un bien immobilier, la possibilité d'en louer une partie représente souvent la principale source de revenu. Ironiquement, on voit fréquemment se répéter des mécanismes d'exploitation des plus pauvres. En effet, les locataires d'habitations informelles sont le plus souvent dans des situations qui ne leur permettent pas de s’organiser en groupe de pression pour se protéger. De la sorte, la position dominante des propriétaires mène à de nombreux abus (Durand-Lasserve; Royston, 2002).
Cette hétérogénéité au sein des habitants des favelas nuit aussi aux mouvements d'occupation collective et aux luttes pour l'amélioration des services publics. En effet, cette division casse les mouvements solidaires mis en place pour assurer la réussite des occupations. Une fois les habitants répartis en sous-groupes, chacun tente de protéger ce qu'il a acquis et les forces, pour organiser une pression à plus grande échelle par exemple sur les pouvoirs publics, manquent cruellement. A Mexico par exemple, après une politique de régularisation foncière menée par le gouverneur Lopez Portillo (1976-82), la sociologue Susan Eckstein expliqua, en 1987, que la favela qu'elle avait étudiée 20 ans auparavant était devenue un grand marché immobilier. D'un côté on trouvait ceux qui avaient prospéré grâce aux bénéfices qu'ils avaient su tirer de leur propriété, et de l'autre les nouveaux locataires qui se trouvaient dans une situation encore plus précaire qu'avant.
Bien que chaque favela ait une dimension spatiale et démographique ainsi qu'une architecture sociale propre, on a pu voir ici certains traits communs. L'un deux est la localisation périphérique de la majorité des favelas. Là où historiquement on entreposait les ordures, c'est aussi là que la répression étatique et la spéculation immobilière s'estompaient. Aujourd'hui c'est là que l'on recense la plus grande immigration mondiale et le plus grand nombre de constructions d'habitations, c'est là aussi que l'on voit fleurir des industries en quête de main d'oeuvre bon marché et de législation peu scrupuleuse envers des activités polluantes.
Ce nouveau « far west » contemporain est une sorte de « fausse-ville » comme ont pu l'être les « faux-bourgs » du 19ème siècle. Son organisation découle principalement des stratégies mises en place par cette communauté de pauvres urbains qui tente de répondre à ce besoin vital qu'a l'être humain, de trouver un chez soi ou pour le moins un toit pour s'abriter. Pour saisir un peu mieux comment ces millions de gens survivent dans cet entre-deux, je vais présenter dans le chapitre suivant l'écologie de cette environnement. |